Parcourir sa vie

Jean-François Draperi (2016), Parcourir sa vie. Se former à l’autobiographie raisonnée, Presses de l’Économie Sociale, 2e édition.

4ème de couverture

« L’autobiographie raisonnée est un exercice personnel qui permet de mieux se connaître et d’éclairer les choix d’orientation, par exemple pour reprendre une formation, fonder un projet professionnel ou se lancer dans une nouvelle activité sociale. De mise en œuvre aisée, elle consiste à réfléchir sur sa propre histoire de vie, affirmant que pour savoir où l’on va, il faut se souvenir d’où l’on vient. Elle est à la fois orale et écrite : orale, parce que la prise de parole est essentielle au souvenir ; écrite afin de fixer la mémoire de façon raisonnée et durable. L’autobiographie raisonnée est également la première étape d’un projet de recherche-action, c’est-à-dire d’une pratique de changement de ses propres activités sociales et professionnelles. Elle est un outil privilégié de l’implication et du changement social, particulièrement adaptée à l’animation associative et mutualiste et au management coopératif dans le cadre d’un projet d’économie sociale et solidaire. Elle forge le lien social et l’amitié, premières conditions de l’action collective. Ce livre est construit en deux parties, l’une pratique et l’autre théorique, qui offrent au lecteur la possibilité de pratiquer l’entretien et de réfléchir sur ses ressorts et ses effets d’un triple point de vue éducatif, sociologique et philosophique. »

Extraits

« Introduction : une technique simple, un art difficile

L’entretien autobiographique inscrit le présent dans l’histoire d’une vie, passée et à venir et donne ainsi le moyen de se connaître et d’agir de façon plus conséquente. Il a été inventé par Henri Desroche dans les années 1970-80 afin d’accompagner des adultes en demande de formation continue. (…)

Après un chapitre introductif montrant les enjeux actuels liés à la connaissance de soi (chapitre 1) l’entretien est présenté concrètement (chapitre 2), puis à travers l’histoire de sa conception et de ses usages (chapitre 3). Ces chapitres constituent un premier ensemble : ils invitent le lecteur à se saisir de l’entretien, d’apprendre à le mener, d’en comprendre le déroulement et les effets. Ils espèrent donner envie de le faire. La maîtrise de l’entretien suppose cependant d’en avoir une connaissance plus profonde que celle d’un simple outil technique. Il faut encore en saisir les fondements et les enjeux. C’est pourquoi le livre se penche ensuite sur les liens entre l’autobiographie et les sciences de l’éducation des adultes, la sociologie de l’action (chapitre 4) et la philosophie antique (chapitre 5). L’éclairage de l’entretien par ces disciplines met en exergue son intérêt en matière d’orientation sociale de la personne, de la définition d’un projet de formation, de la production de connaissances, de la transmission de savoirs allant jusqu’à l’art de vivre.

Pour terminer, une suite à l’entretien est envisagée dans une biographie historique, à partir de l’exemple d’Henri Desroche (chapitre 7), manière de boucler cet hommage au fondateur de l’autobiographie raisonnée.

L’entretien autobiographique est traversé par l’idée d’une recherche de cohérence, d’émancipation ou de libération de l’esprit, une recherche qui jamais ne nous éloigne du concret et du présent, mais qui nous les donne à voir différemment. Ce travail souhaite montrer que l’entretien est un moment privilégié qui à la fois, suscite la réflexion sur soi et fonde le lien social.

A. PRATIQUE

I. Les enjeux du « connais-toi »

1. Un art de la rencontre

L’entretien d’autobiographie raisonnée est en premier lieu une rencontre entre deux personnes. Il organise cette rencontre dans le but de favoriser une plus grande qualité d’expression et d’écoute de ces deux personnes, débouchant sur une rencontre de plus grande intensité. L’étonnant constat qui fonde l’intérêt de l’organisation d’une telle rencontre est le suivant : la société contemporaine ne donne qu’exceptionnellement à ses membres l’occasion de parler d’eux dans la seule fin d’échanger amicalement. Un entretien est presque toujours subordonné à une fin qui le dépasse en importance : entretien de sélection, d’embauche, d’orientation, représentation professionnelle…

Rarement nous avons l’occasion de bénéficier de l’écoute d’une personne attentive dans un esprit de pure amitié ; ou si l’on se place du point de vue de celui qui écoute : rarement nous avons l’occasion d’écouter une personne qui parle d’elle-même sans élaborer une stratégie de présentation en vue d’obtenir un résultat autre que l’écoute amicale elle-même.

C’est cette situation ouvrant sur la création d’un lien social non subordonné que l’entretien autobiographique tente de constituer. Le fait de devoir penser cette situation peut surprendre car elle devrait être par excellence le fait social spontané des sociétés démocratiques. (…)

4. Mieux se connaître

Dans l’immense famille des récits de vie, l’autobiographie raisonnée (AR) tient une place à part. C’est un exercice bref, simple, précis et facile d’usage. « Je ne savais pas trop ce que c’était, cet exercice, je l’ai fait parce que tu es une amie, je n’aime pas trop ce genre de choses, mais là, c’était très rassurant, très « cadré »1. C’est aussi un processus qui dépasse l’exercice. C’est-à-dire qu’une fois l’entretien réalisé, un travail sur soi se réalise. Il peut aussi bien s’arrêter dans l’heure suivante que se prolonger des années durant. Souvent, il réactive la mémoire :

« Au cours de l’entretien, je me suis remémoré plusieurs moments de ma vie que j’avais totalement oubliés : des séjours, des rencontres, des cours. Et je me suis aperçu que j’avais fait beaucoup plus de choses que je me le représentais. ».

Il peut ne produire qu’un modeste changement sur le moment mais ultérieurement modifier considérablement la représentation du passé de la personne :

« Ça m’a aidée à réfléchir sur le temps. J’avais des doutes, après l’entretien, je me suis précipitée en rentrant sur la boîte à photos. J’ai retrouvé des cahiers que j’avais écrits. J’ai restitué une réalité à certaines périodes du passé qui n’est plus seulement du fantasme. »

Il peut donner l’envie d’en savoir plus :

« Je n’ai pas eu de « révélations », mais ça enlève un peu de flou, de flottement. Je suis même allée interviewer ma mère. Je vais aller voir mes tantes aussi, pour en savoir plus sur certains épisodes… C’est une autre approche de la réalité. »

Il peut également s’inscrire dans le cursus de la personne comme une expérience singulière dont l’utilité se révélera plus tard :

« Sur le moment, je n’ai pas eu le sentiment de découvrir quelque chose sur moi que j’ignorais. Mais plus tard, au cours des mois et des années qui ont suivi, je me suis aperçu que je repensais à l’entretien à chaque fois que je devais prendre une décision importante. » 

Plus largement, il est fréquent que l’entretien mette simplement de l’ordre :

« L’entretien m’a permis de visualiser l’aspect chaotique de mon parcours scolaire initial. Je le savais, mais je n’en avais pas pris conscience de cette façon. »

Dans tous les cas, l’autobiographie raisonnée permet à chacun de mieux se connaître.

Bien sûr on se connaît soi-même toujours plus ou moins, mais chacun d’entre nous a oublié certaines activités sociales, sportives, culturelles, économiques qu’il a effectuées des années auparavant. L’exercice permet de se rappeler le plus précisément possible ces activités. Cette remémoration permet de ressaisir l’essentiel de sa vie sociale. Elle met au jour une cohérence sociale dans le parcours de la personne. Elle donne ainsi accès à la compréhension des ressorts de sa propre vie sur les plans de l’orientation scolaire, de la vie professionnelle et des activités sociales. Enfin, elle fait ressortir des compétences autres que scolaires et professionnelles.


Encadré 1 – Pourquoi faire une autobiographie raisonnée ?

L’autobiographie raisonnée s’adresse à toute personne ayant quelques années de vie sociale hors de la structure familiale, qui souhaite « faire le point » et mieux se connaître en vue de conforter ses choix de vie, reprendre et choisir une formation, réorienter sa vie professionnelle, etc. Elle suscite généralement un sentiment de confiance renforcée, sentiment lié à l’écoute, à la reconnaissance que cette écoute éveille et à l’intérêt procuré par les questions posées ; elle est susceptible de provoquer un certain plaisir, initié par la remémoration de souvenirs importants et parfois enfouis dans la mémoire.


S’il n’en change pas la finalité, cet usage de l’autobiographie raisonnée est sensiblement différent de celui qu’a défini l’inventeur de cet entretien, Henri Desroche. Nous avons adopté ce nouvel usage après plusieurs années de pratiques calquées sur celles d’Henri Desroche. Les évaluations de personnes avec qui nous avons réalisé cet entretien nous ont incités à proposer quelques évolutions pratiques en lien avec l’évolution de la société et les conditions dans lesquelles nous réalisons aujourd’hui l’autobiographie raisonnée. Depuis quelques années, notre démarche s’est stabilisée et nous avons entrepris de transmettre l’entretien à travers une formation spécifique.

5. La transmission de l’entretien

Henri Desroche a formalisé l’entretien dans plusieurs écrits mais il ne l’a pas transmis. Peu parmi ses proches l’ont accompagné dans sa pratique de l’entretien. L’autobiographie est une pratique liée à la personnalité de son fondateur. Henri Desroche ne présentait pas l’entretien à son interlocuteur, ou, lorsqu’il le faisait, c’était de façon très sommaire, à seule fin de faciliter l’expression de la  personne, non de lui apprendre à réaliser l’entretien. Les personnes qui souhaitaient le rencontrer ne venaient pas dans le but de faire une autobiographie raisonnée dont ils ignoraient l’existence, sauf dans les dernières années de sa pratique2. Ils ne connaissaient pas la technique de l’entretien. En général, ils requéraient un conseil relatif à une orientation professionnelle – pour des acteurs – ou au choix d’une formation, d’un objet de recherche – pour les étudiants – ou encore à une bibliographie – pour des chercheurs. Cette posture a également déterminé la présentation et l’explicitation que Desroche a données de l’entretien. En effet, s’il présente la technique, explique les ressorts et montre les enjeux de l’entretien, Desroche ne précise pas les conditions pratiques de sa réalisation. En réalité, il était rétif à toute instrumentalisation de l’entretien. Lors d’un exposé qu’il fit à Ottawa en 1982, il affirme : « On me demande souvent un « formulaire » autobiographique. Je vais en donner et en connoter un. Je tiens cependant à réitérer le fait que j’y répugne comme devant une agression et un carcan ». (Desroche Henri, 1984, p. 46). La transmission du moindre formulaire constituait pour lui un enfermement insupportable. On ne peut cependant pas faire autrement dans un projet de transmission. En même temps, on doit pouvoir abandonner ce formulaire quand il gêne l’entretien. C’est ce que nous avons constaté lors d’une tentative de transposition pour un public de jeunes thésards.

Il faut donc se préserver de la posture d’expert, facilement attribuée par la personne-projet à la personne-ressource. Ainsi, une personne-projet demanda en fin d’entretien à une personne-ressource qui s’essayait l’entretien : « Alors, c’est grave ? »   Comme le dit Davide Lago dans sa belle thèse sur Henri Desroche : « Un travail de ce type se configure donc nettement comme un travail sur soi. Cela entraîne toute une série de remaniements de la personne engagée, à un tel point que ses attentes initiales peuvent être bientôt dépassées »3.

C’est pour combler ce qui nous est apparu comme un manque au fil d’années de pratiques et de tentatives de transmission que ce livre a été imaginé. Mais les pratiques élargies et surtout leur transmission finalement mise en œuvre au Centre d’économie sociale du Cnam ont sensiblement modifié la forme de l’entretien puisque la majorité des personnes réalisent l’entretien après qu’il leur a été présenté. La finalité est identique mais elle est dévoilée.

La présentation qui suit ne cherche donc pas à être fidèle à celle d’Henri Desroche. Elle vise à permettre l’appropriation de l’entretien sans en dénaturer le sens. Il est évident que l’autobiographie raisonnée est et sera de plus en plus utilisée dans des contextes et pour des usages autres que l’autoformation (en premier lieu le recrutement). Il ne fait aucun doute que des apports décisifs viendront d’autres usages que ceux proposés ici, qui préciseront l’identité même de l’entretien (par exemple, réalisé avec des proches, avec des personnes atteintes de maladies mentales, avec des jeunes, etc.). Nous nous centrons sur la compréhension de l’entretien en vue de sa pratique et de la progression de cette pratique. Nous verrons également pourquoi toute instrumentalisation de l’entretien provoque inévitablement sa dénaturation et son échec. (…)

Dans notre démarche, l’autobiographie raisonnée comprend trois phases successives : l’entretien autobiographique, la rédaction du parcours, la présentation de soi. Les deux premières étapes sont largement empruntées à Henri Desroche. A la différence près qu’avant de réaliser l’entretien nous en présentons le protocole, ce qui modifie la relation entre les deux personnes et, partant, l’entretien lui même. Nous l’avons en quelque sorte institutionnalisé. Autre différence avec la pratique du fondateur, nous introduisons une troisième phase, celle de la présentation au groupe par la personne-projet. Cette phase suppose l’existence préalable d’un groupe ou sa constitution.

Chacune des trois phases est indépendante de la suivante et peut se suffire à elle-même. C’est l’ensemble des trois exercices qui rend possible une construction identitaire durable. La seule condition indispensable à la réalisation des trois phases est tout simplement l’engagement volontaire de la personne.


Encadré 3 – Les trois étapes de l’autobiographie raisonnée

L’autobiographie raisonnée comprend trois exercices successifs :

  • l’entretien autobiographique, exercé en binôme ;
  • la rédaction du parcours, exercée solitairement ;
  • la présentation de son parcours et la discussion autour de fils conducteurs exercées en petit groupe.

Pour que ces exercices soient menés correctement, la constitution d’un groupe d’environ dix membres est nécessaire


7. Une socio-autobiographie

On me dit souvent que, dans l’expression « autobiographie raisonnée », le qualificatif « raisonnée » est « curieux » ou encore « incompréhensible ». Pour Henri Desroche, le terme « raisonnée » permet de se distinguer de l’autobiographie littéraire ou romanesque. Il signifie avant tout que l’autobiographie reflète la réalité de la vie de la personne. Elle n’est pas la réalité de la vie dont la complexité est infinie et intraduisible, mais elle la reflète : les faits qui sont dits au cours de l’entretien sont réels. Ainsi, l’autobiographie est raisonnée en ce qu’elle renvoie à une démarche d’objectivation.

La critique de l’usage du terme « raisonnée » se justifie cependant.

D’une part, parce le mot « raisonnée » n’est pas explicite. Il l’est d’autant moins que, comme on le verra plus loin, on ne raisonne guère au cours de l’entretien : on se souvient mais on n’analyse pas les faits surgis de la mémoire. C’est un entretien où le discours, le raisonnement, la controverse, n’ont pas de place.

D’autre part, ce terme ne dit pas que c’est la dimension sociale de la personne qui constitue la matière de l’autobiographie, en lieu et place des évènements personnels qui fondent généralement le mode autobiographique. Sous cet angle, le terme d’autobiographie sociale ou celui de socio-autobiographie est sans doute plus adéquat.


Encadré 4 – Entretien autobiographique et entretien analytique    

Comme l’entretien analytique, l’entretien autobiographique suppose une qualité d’écoute particulière, une grande distanciation et l’absence de contre transfert.

Il se distingue de l’entretien d’analyse sur de nombreux points :

  • il ne se penche pas sur les traumas de la personne ;
  • il ne s’intéresse pas aux faits psychologiques et intimes, mais au contraire aux faits sociaux et publics ;
  • il s’intéresse aux faits proprement dits et n’entre pas dans l’interprétation ;
  • ce n’est pas un entretien non- directif, c’est un entretien semi-directif ;
  • l’entretien autobiographique est (généralement) gratuit ;
  • il n’y a pas de théorie de l’autobiographie raisonnée, ni de thérapeute ;
  • l’entretien autobiographique se réalise (généralement) en une séance de quelques heures, éventuellement deux ;
  • l’entretien autobiographique est suivi d’un échange entre les deux personnes visant à découvrir des fils conducteurs du parcours ;
  • le travail ultérieur qu’est susceptible d’enclencher l’entretien autobiographique ne fait pas appel à la théorie psychanalytique ; il fait appel à la mémoire.

8. Personne-projet et personne-ressource

Je suppose que vous êtes, cher lecteur, soit personne-ressource, soit personne-projet, tout en considérant bien entendu que vous pouvez être consécutivement (mais non simultanément) l’une ou l’autre.

1er cas : vous vous identifiez comme une personne-ressource.

Vous pouvez proposer l’entretien à une personne – dans le cadre de l’éducation spécialisée, d’une mission locale, d’une embauche, d’une étude, etc. -, car vous savez que cet entretien va être profitable à la personne. Mais cette personne a le droit de le refuser. Il n’existe a priori aucun critère objectif qui permette de dire jusqu’où l’on peut user de sa capacité de persuasion mais le principe de référence décisif, c’est le respect de la personne. L’instrumentalisation de l’entretien par la personne-ressource, qui introduirait une autre fin que celle conçue ou imaginée par la personne-projet, le dénature inévitablement, si bien qu’on ne peut plus le définir alors comme entretien d’autobiographie raisonnée.


Encadré 5 – La personne-projet

Il y a une dimension déontologique essentielle à l’entretien, qui peut être résumée de la sorte : l’entretien est réalisé uniquement au bénéfice de la personne-projet. La personne-ressource n’a aucun autre enjeu préalable que de servir le projet de la personne-projet.

Cela signifie que la réalisation de l’entretien pour un usage décidé par la personne-ressource ne peut pas être qualifiée d’autobiographie raisonnée : ainsi la pratique de l’entretien en vue d’une sélection, par exemple à l’embauche, contredit la finalité de l’autobiographie raisonnée.


2nd cas : vous vous situez comme une personne-projet

Vous voulez entreprendre une autobiographie raisonnée (en règle générale pour faire le point, reprendre une formation, vous réorienter professionnellement, etc.) : le principal problème est de trouver une personne-ressource. Dans cette situation, la personne-ressource n’est généralement pas une relation professionnelle. Elle est une connaissance. Entre les deux personnes règnent la confiance et le respect. La personne-ressource est une personne avec laquelle la personne-projet ne craint pas de nouer une relation plus personnelle. La personne-ressource est aussi une personne disponible, prête à prendre une demi-journée avec la personne-projet pour celle-ci, sans poursuivre un intérêt personnel quelconque.

Que vous soyez « personne-ressource » ou « personne-projet », sachez que l’entretien crée un lien. Non nécessairement un lien intime, mais celui qui résulte d’un moment dont chacun se souviendra sans aucun doute pendant plusieurs années. Sous cet angle, l’entretien crée du lien social dont la nature est (à notre stade de connaissance) indéterminée. Au-delà de l’utilité qu’il peut avoir pour la personne-projet, il est une forme de socialisation qu’il ne faut pas négliger. Un entretien fondé sur l’engagement volontaire, le respect, l’écoute personnelle, suscite une reconnaissance réciproque qui n’est pas si fréquente. C’est si vrai que l’autobiographie raisonnée est fréquemment le déclencheur d’une action collective portée par plusieurs personnes ayant réalisé l’entretien. (…)

II. La pratique de l’autobiographie raisonnée

1. Conditions pratiques pour la réalisation d’entretiens

La connaissance de l’entretien autobiographique résulte avant tout de la pratique de l’entretien et d’une analyse de cette pratique. Les réflexions qui suivent ne peuvent suppléer à la pratique, en particulier dans une perspective de formation à l’entretien.

Objectif

L’objectif de l’entretien biographique est de permettre à une personne de faire un bilan de son parcours professionnel, social et de formation, en vue de vérifier la pertinence d’un projet d’activité, de formation ou de recherche, en analysant de quelle façon ce projet s’enracine dans son expérience antérieure.

Il s’agit de découvrir ce qui nous convient le mieux : « L’essentiel est qu’un homme possède à fond quelque chose et qu’il s’y applique parfaitement et comme nul autre ne le pourrait dans son entourage » (Goethe, Wilhem Meister écrit, in Gusdorf Georges, 1963, p. 63). Comment définir ce qu’on est à même de posséder à fond si l’on ne se connaît pas soi-même ?

Durée et lieu

La durée de l’entretien se situe le plus souvent entre deux et quatre heures. Le lieu où il se déroule est important : il doit permettre une expression libre. Il faut donc s’assurer de disposer d’un lieu calme durant le temps de l’entretien. Idéalement, il s’agit d’un lieu neutre pour les deux personnes. Sont particulièrement à éviter le lieu de travail et le lieu de vie.

Relation entre les personnes

La relation entre les deux personnes est essentielle : il vaut mieux éviter une personne très proche dans la mesure où une trop forte connaissance ou empathie entre les deux personnes rend difficile la nécessaire prise de distance par rapport au récit. Un collègue de travail est également à éviter. En revanche, une personne avec qui l’on suit une formation professionnelle occasionnelle, une connaissance récente avec laquelle la relation est positive, sont souvent une bonne solution.


Encadré 6 – La question du coût

En règle générale, les entretiens sont faits à titre gracieux ou, plus fréquemment, dans un cadre professionnel. Les deux positions semblent cohérentes : le cadre professionnel résout la question du coût pour la personne-projet sauf dans le cas où un professionnel de l’entretien autobiographique s’installerait à son compte. A ce jour, l’entretien ne fait pas l’objet d’une exploitation professionnelle dans la mesure où il n’est défini ni comme art, ni comme métier, ni comme profession. Il n’y a donc pas de raison que l’autobiographie raisonnée soit rémunérée, sauf bien entendu, lorsqu’elle est intégrée dans un ensemble de pratiques professionnelles d’orientation, de formation, etc., légitimée par une organisation professionnelle.


Objet

L’objet de l’entretien porte sur les activités professionnelles, éducatives, sociales, et laisse de côté les dimensions psychologiques. Par analogie avec la psychanalyse, on peut parler de « socio-analyse », c’est-à-dire d’un exercice qui permet de comprendre les logiques sociales structurant un parcours éducatif et professionnel. Mais les enjeux sont évidemment différents : il s’agit d’un entretien et, généralement, d’un seul, dans lequel on ne livre rien de réellement intime. C’est la partie publique de notre vie qui est dite, et non la partie privée. Une règle générale simple permet de viser ce qui est l’objet de l’entretien : les activités décrites sont déjà connues par d’autres que nous hors de l’intimité de la sphère familiale. C’est un exercice de re-mémorisation des principales étapes et des moments décisifs d’un parcours social.

Le caractère public des faits énoncés signifie également que ce sont les faits eux-mêmes qui sont exprimés et non les impressions, sentiments, analyses de ces faits.  Bien sûr, l’expression des faits n’exclut jamais totalement les sentiments. Il est intéressant de tenter de distinguer les faits et les sentiments qu’ils provoquent.

La prise de notes

La personne-projet parle, la personne-ressource écrit. Elle écrit le plus fidèlement possible le discours énoncé. Elle retranscrit l’entretien sur une feuille 21 x 29,7 tenue horizontalement (plusieurs feuilles sont nécessaires, souvent entre dix et vingt). L’idéal est de noter tout ce que dit la personne projet et rien que ce qu’elle dit. Si des commentaires viennent à l’esprit de la personne-ressource et qu’elle ne peut les exprimer sans risquer de rompre la prise de parole, elle les note sur une feuille annexe ou à l’aide d’une autre couleur différente. Il faut en effet respecter les mots de la personne-projet.

On peut commencer par préciser l’identité de la personne : nom, date et lieu de naissance, appartenance familiale, activité professionnelle…, indiquées en haut de page, mais il ne faut pas s’en faire une contrainte si la demande de ces précisions est susceptible de nuire à l’expression de la personne-projet. Toutefois, Henri Desroche réservait un espace en haut de la première feuille pour noter ces dimensions identitaires qui sont objectivement essentielles et qui peuvent aider la personne ressource dans l’entretien.

Cette feuille comprend une étroite colonne à gauche où l’on indiquera les dates, et quatre colonnes de largeur égale qui réuniront les études formelles, les études non formelles, les activités sociales, les activités professionnelles. Le début de l’entretien fait généralement ressortir les activités de la première colonne (études formelles) et de la dernière colonne (activités professionnelles). On a alors quelque chose qui ressemble à un curriculum vitae. La suite doit faire apparaître le « non-formel », porté sur les deux colonnes centrales (là où, dit H. Desroche, « les colonnes se mangent »). Activités sinon toujours choisies, en tous cas moins déterminées que les deux autres.

L’emprise plus forte de la personne sur ces activités (éducation populaire, militantisme, vie associative, activités familiales, amicales, de quartier, musique, sport, art, petits métiers traditionnels…, appris au détour de la vie) les rendent plus signifiantes que les activités scolaires et professionnelles qui sont habituellement considérées comme fondamentales. Elles témoignent de ce qui importe le plus pour le sujet. Même si elles sont souvent enfouies dans la mémoire et dans l’histoire personnelle, elles ne demandent qu’à ressurgir, à l’occasion d’une mobilité professionnelle, géographique ou familiale plus ou moins contrainte. Elles constituent ainsi la colonne vertébrale de la vie sociale, beaucoup plus sûrement que l’école et l’exercice professionnel.

Souvent, elles permettent de comprendre les origines des études formelles et de la carrière professionnelle. En fin de rencontre, la personne-projet, avec l’aide de la personne-ressource, est en mesure de nommer deux à quatre fils conducteurs solides qui donnent du sens au parcours éducatif et social du sujet, qui aident à répondre à aux questions suivantes : qu’est-ce qui est important dans ce parcours, quel est son inédit, quel est son potentiel ?

La bonne distance

L’une des plus grandes difficultés de l’entretien pour la personne-ressource réside dans l’exercice d’implication/distanciation permanent que demande l’entretien : il est nécessaire d’être en empathie avec la personne projet afin de l’inviter à s’exprimer. On ne peut cependant pas être toujours en empathie au moins pour deux raisons. La première est qu’à percevoir trop d’empathie, la personne-projet risque d’attendre l’assentiment de la personne-ressource  (en se demandant plus ou moins consciemment si elle répond bien à l’attente de la personne-ressource). Ce qu’il faut bien entendu éviter. Il est important que la personne-projet parle d’elle-même sans chercher autre chose que sa vérité, ce qu’elle souhaite dire et, du même fait, ce qu’elle souhaite taire. Seconde raison, une personne qui n’est qu’en empathie risque d’être touchée par l’expression du parcours et d’exprimer un contre transfert absolument regrettable. Donc, si l’empathie est sans aucun doute indispensable, la distanciation l’est tout autant.


Encadré 7 – La personne ressource

La personne-ressource évite d’exprimer un contre-transfert : elle provoque le récit de la personne projet mais s’en tient à distance. Elle ne parle jamais d’elle-même.

La dynamique de la parole de la personne-projet provient de l’écoute, qui provoque un transfert vers la personne-ressource. Celle-ci doit résolument faire abstraction de ses propres sentiments, ressentis, partages éventuels d’expériences. Elle ne parle pas, sinon pour arrêter le discours lorsque celui-ci déborde sur des dimensions traumatiques ou pour le relancer lorsque la personne ne trouve plus quoi dire.

Le fait de devoir écouter et écrire simultanément fait rempart contre la volonté d’expression de la personne ressource. Il exige une discipline rigoureuse. C’est bien dans ce cadre de rigueur que s’inscrit l’entretien. Cette écriture n’empêche nullement d’enregistrer l’entretien. Un enregistrement offre à la personne-projet la possibilité de réécouter l’entretien et peut s’avérer très utile en complément de l’écrit.


Ecrire et écouter en même temps est difficile. D’autant plus qu’il faut rester vigilant quant à l’attitude adoptée. En fait, écrire permet également à la personne-ressource de garder une distance vis-à-vis de la personne-projet : cela prend du temps et de l’attention. De plus, l’écriture structurée permet de justifier les questions de la personne-ressource, placée comme face à un devoir à remplir : noircir ses feuilles, dater, combler les vides.


En même temps, il s’agit de ne pas harceler la personne-projet. Le principe est le suivant : l’essentiel est de tenter de se remémorer et non nécessairement d’exprimer la remémoration4. Deux bornes doivent donc être posées : tout ne peut pas être remémoré et tout ce qui est remémoré n’est pas obligatoirement exprimé.

Même si c’est évident, il faut énoncer clairement à la personne projet qu’elle choisit à tout moment de dire et de taire ce qu’elle veut. Il n’y a pas de niveau de précision à obtenir a priori : dans certains cas, il est utile d’aller dans le détail d’un récit, jusqu’à l’expérience singulière d’un cours à l’école ou de la journée d’un voyage. Inversement, des périodes de plusieurs mois peuvent être évoquées en quelques mots.

2. Le statut de l’écrit : par la personne-ressource, pour la personne-projet

L’ensemble de cet écrit qui s’étale sur plusieurs feuilles et se situe dans la mesure du possible à l’intérieur des colonnes, est nommé « bioscopie » par Desroche. Fréquemment, la personne-ressource ne sait pas dans quelle colonne elle doit inscrire ce que lui dit la personne projet, en particulier pour ce qui concerne les deux colonnes centrales : peu importe, l’essentiel est que ce soit écrit. Ainsi est-il fréquent que l’on soit amené à écrire une page entière sans représenter les colonnes. Il arrive également que l’activité professionnelle soit en même temps l’activité sociale, c’est même fréquent dans l’agriculture, l’artisanat, la culture, le travail social, etc. Encore une fois, peu importe la colonne. Il est en revanche essentiel d’écrire lisiblement puisque la bioscopie est la matière première sur laquelle va ensuite travailler la personne-projet. En effet, à la fin de l’entretien, la personne-ressource donne l’ensemble de l’écrit à la personne projet. Ce point essentiel doit être dit en début d’entretien : il matérialise le fait que l’entretien sert la personne-projet et que la personne ressource n’en fera pas un usage personnel.

H.Desroche affirmait que ce support papier était secondaire, que l’essentiel résidait dans l’oralité. En même temps, il faut reconnaître qu’il aide la personne-ressource :

« Lors de mon premier entretien d’autobiographie raisonnée en tant que « scripteur », j’appréhendais, j’avais peur de ne pas être capable de m’en tenir aux faits, rien qu’aux faits et seulement aux faits. Ces feuilles de papier blanc avec les colonnes prêtes à recevoir les mots de l’interlocuteur sont d’un grand secours, elles donnent le cadre, elles posent le cadre, elles tiennent lieu de cadre, comme un châssis pour la toile du peintre…

Je me sens comme un scribe qui serait là pour aider l’interlocuteur à tisser la toile avec ses mots ».

Nous attachons sans doute plus d’importance qu’Henri Desroche au support écrit sans doute parce que nous transmettons cet outil. L’essentiel est certes que la personne projet évoque le plus librement possible ses souvenirs « sociaux ». Le support écrit facilite souvent la tâche de la personne-ressource qui se charge d’accompagner la prise de parole. Il ne faut cependant pas qu’il devienne un cadre contraignant. C’est le plaisir et l’envie de parler qui guident en premier lieu la prise de parole et, si un souvenir reste enfoui, il n’appartient pas en dernier ressort à la personne-ressource de le faire ressurgir !

Le statut du support papier, et bien entendu de l’écriture en quatre colonnes, varie selon la maîtrise de l’entretien par la personne-ressource et selon la finalité de l’entretien.

Le support papier est tout à fait indispensable lorsqu’on réalise les premiers entretiens : il joue le rôle rassurant de tiers dans la relation entre personne-projet et personne-ressource. Il l’est également lorsque l’entretien est utilisé à la demande de la personne-ressource, dans une fin qui peut ne pas correspondre exactement à celle de la personne-projet. Théoriquement cela ne devrait pas se produire puisque c’est contraire au principe selon lequel l’entretien doit être demandé par la personne-projet et n’avoir pour finalité que l’expression de cette personne. L’entretien est cependant utilisé, et le sera de plus en plus, par des professionnels de l’orientation, de la sélection de dossiers, du bilan de compétences, etc. Ce n’est pas cette utilisation en tant que telle qui nous semble poser problème, mais le risque de dévoiement lié à une instrumentalisation dont la mesure est par définition difficile. Dans ce cas, le support des quatre colonnes permet d’éviter de se perdre dans des discussions qui n’ont rien à voir avec l’autobiographie raisonnée.


Quelle que soit l’importance attribuée au support papier, l’ensemble des écrits est « rendu » à la personne-projet en fin d’entretien. La personne-ressource n’en fait aucune exploitation ultérieure. La personne-projet peut relire plus tard ces notes, les compléter ou les corriger ou simplement les garder. La possibilité d’un usage par la personne-projet oblige à mettre l’accent sur le fait que les notes doivent être écrites lisiblement par la personne-ressource. C’est l’une des difficultés de l’entretien : la personne-ressource questionne, écoute et tout à la fois écrit lisiblement ce que dit la personne-projet.

Ce support écrit perd de sa pertinence lorsque l’entretien est réalisé dans les règles de l’art, c’est-à-dire quand il répond exclusivement à la personne projet et quand la personne-ressource le maîtrise bien. Dans ce cas – relativement rare -, le support papier pourrait pratiquement disparaître. Inversement, il peut avantageusement être décliné différemment : ainsi l’ajout d’une cinquième colonne à la droite des quatre premières, dans laquelle on note les évènements essentiellement économiques ou politiques s’avère parfois très intéressant.


Encadré 9 – L’intérêt d’une cinquième colonne

En 1981, Bertrand Schwartz rend au Premier ministre Pierre Mauroy son « Rapport sur l’insertion professionnelle et sociale des jeunes ». Ce texte inaugure une nouvelle politique sociale en faveur de l’insertion. Cette politique va toucher des centaines de milliers de jeunes qui dans la décennie 80 vont être accueillis dans les Missions locales ou les Permanences d’accueil, d’information et d’orientation (PAIO) et suivre des stages de formation ou entrer dans une entreprise d’insertion. Ces organismes vont embaucher des milliers de conseillers d’orientation et de formateurs, et susciter la création d’associations. Cet élan touche ainsi la vie sociale et professionnelle d’un nombre considérable de personnes de plusieurs générations.

Une personne-projet qui a suivi un stage ou qui est employée dans un organisme concerné par ces mesures trouvera avantage à relier cette expérience au rapport de Bertrand Schwartz et, plus fondamentalement peut-être, à l’émergence du chômage de masse pour les jeunes à partir de la fin des années 70 en France. Ce sont des faits politiques et économiques qui éclairent un parcours et qui peuvent être notés dans une cinquième colonne.

D’autres colonnes peuvent être imaginées : une colonne consignant les évènements qui ont marqué la personne-projet ou une colonne transcrivant les rencontres remarquables, par exemple. Dans tous les cas, l’ajout d’une cinquième, voire d’une sixième colonne, permet de poursuivre l’entretien et de faciliter la réflexion de la personne projet sur son parcours et, conséquemment, d’en définir les fils conducteurs. »


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